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Maurice MAETERLINCK
1 septembre 2008

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Consultez directement le billet. Vous n'aurez pas de différence de taille ou de couleur. Merci


9 - LES NUITS DE SAINT-WANDRILLE 

(1907-1911)


En janvier 1907, de Grasse où il va rester jusqu'à la fin avril pour profiter des douceurs de l'hiver en méditerranée, Maurice Maeterlinck signale à son ami Gérard Harry qu’il est très pris par son nouveau livre "L’Intelligence des Fleurs", auquel il travaille 10 heures par jour. Ce qui dut le priver de vagabonder dans la région comme à son habitude.

"L’Intelligence des Fleurs" est éditée la même année. Ce livre écrit à la bastide de Grasse, est un exposé des procédés d’élaboration des parfums qui pourrait être (au prestigieux style près) celui d’un chimiste ou d’un fabricant d’extraits de jasmin et de violette.

On y dépeint la ville de Grasse en ces termes :
"Les champs ne forment qu’un bouquet qui se renouvelle sans cesse, et les parfums qui se succèdent semblent danser la ronde tout autour de l’année azurée.
Les Anémones, les Giroflées, les Mimosas, les Violettes, les Œillets, les Narcisses, les Jacinthes, les Jonquilles, les Résédas, les Jasmins, les Tubéreuses envahissent les jours et les nuits, les mois d’hiver, d’été, de printemps et d’automne. Mais l’heure magnifique appartient aux Roses de Mai. Alors, à perte de vue, du penchant des coteaux aux creux des plaines, entre des digues de vignes et d’oliviers, elles coulent de toutes parts comme un fleuve de pétales d’où émergent les maisons et les arbres, un fleuve de la couleur que nous donnons à la jeunesse, à la santé et à la joie."

Parlant du jardin autour de sa bastide il précise : "Je ne m'occupe ici que de la Sauge la plus commune, celle qui recouvre en ce moment, comme pour célébrer le passage du Printemps, de draperies violettes, tous les murs de mes terrasses d'oliviers. Je vous assure que les balcons des grands palais de marbre qui attendent les rois, n'eurent jamais décoration plus luxueuse, plus heureuse, plus odorante."
"Que ne pourrait-on dire, par exemple, sur la beauté des arbres ? Je parle non seulement de l'arbre considéré dans la forêt, qui est une des puissances de la terre, peut-être la principale source de nos instincts, de notre sentiment de l'univers, mais de l'arbre en soi, de l'arbre solitaire, dont la verte vieillesse est chargée d'un millier de saisons. […] Quand on a dépassé le milieu de la vie, quand on arrive au bout de la période émerveillée, qu'on a épuisé à peu près tous les spectacles que peuvent offrir l'art, le génie et le luxe des siècles et des hommes, après avoir éprouvé et comparé bien des choses, on en revient à de très simples souvenirs. Ils dressent à l'horizon purifié deux ou trois images innocentes, invariables et fraîches, qu'on voudrait emporter dans le dernier sommeil. […] Pour moi, je n'imagine pas de paradis, ni de vie outre-tombe si splendide qu'elle devienne, où ne serait point à sa place tel magnifique Hêtre de la Sainte-Baume, tel Cyprès ou tel Pin-parasol de Florence ou d'un humble ermitage voisin de ma maison, qui donnent au passant le modèle de tous les grands mouvements de résistance nécessaire, de courage paisible, d'élan, de gravité, de victoire silencieuse et de persévérance."

Après avoir lu ce chapitre, on ne regarde plus la campagne ou un jardin si petit soit-il, et toutes les fleurs, avec le même regard. Tout nous y paraît plus beau, plus féerique, nous n'avons plus qu'une seule envie, celle de prendre le temps d'observer comme le poète.

Maeterlinck décrit avec émerveillement les ressources que déploient les plantes pour leur reproduction. Il étudie l’évolution comparative des sauges à partir de souches dites arriérées et avancées. Il arrive aujourd’hui encore, en bêchant le jardin de la bastide, que l'on remette à jour de petites bouteilles de verre brisé, dans lesquelles Maeterlinck conservait des boutures pour ses études.

Maurice Maeterlinck avait une telle connaissance des fleurs et une telle passion de l’exactitude qu’il fit spécialement le voyage en automobile chez son ami Eugène Demolder pour lui signaler que dans son dernier livre "Jardinier de la Pompadour" il avait cité le dahlia, fleur qui était inconnue à l’époque de Louis XV.

Dans ce recueil il traite également de "La mesure des Heures", de "L'Inquiétude de notre Morale", de l' "Eloge de la boxe", du "Pardon des Injures" et de "L’Immortalité". Pour "Notre Devoir Social", Maeterlinck nous incite à retenir du passé que ce qui est orienté vers l'avenir. Devenons des auxiliaires conscients et volontaires de l'évolution universelle. Si André Gide n’apprécie pas le style de Maeterlinck et ne manque pas de le signaler, Marcel Proust tout au contraire l'admire.

Maeterlinck reste une dizaine de jours à Neuilly au 32 bd Maillot en ce début de mois de mai, puis passe à Gand voir sa mère pour repartir à nouveau le 15 mai.

Le Théâtre de la Monnaie crée "Pelléas et Mélisande" le 9 janvier 1907 avec Mary Garden qui avait déjà créé le rôle à l’Opéra Comique.

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Pendant ce temps, Dom Pothier écrit au sujet de Saint-Wandrille : "Et il faudra, beaucoup d’eau bénite pour purifier ce cher monastère. Il paraît qu’il est mal habité", lettre qui est lue le 1er avril 1907. Des renseignements pour le moins peu flatteurs sont transmis de la ville de Rouen à la communauté des moines en précisant : "On excuse M. Chappée en disant qu’il ne connaissait pas tout. Mais il est tout de même regrettable qu’il n’ait pas été renseigné avant de conclure un bail de dix-huit ans avec ces gens-là. Il eût mieux valu pour vous et pour l’honneur de Saint-Wandrille que Maeterlinck achetât. Monsieur Chappée ne pourra même plus venir pêcher la truite sans se compromettre." Dans sa lettre du 23 août 1907 à dom Frézet, le chanoine Collette écrit : "Je suis allé hier à Saint-Wandrille […] Vous pensez bien que je ne suis pas entré à l'abbaye qui est devenue l'antre de Proserpine, hélas!" (Notes : Archives de l'Abbaye)

Il est jugé inadmissible qu’une actrice et un écrivain, non mariés, deviennent leurs locataires.

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Dans le "Fémina" du 1er novembre une double page avec illustrations témoigne de la présence de Georgette en ces lieux. L’article est signé Albert Flament, ami de longue date de la chanteuse.

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Après des répétitions qui ont commencé en février, Georgette crée le rôle d’Ariane dans "Ariane et Barbe-Bleue" à l’Opéra Comique le 10 mai.

Ce même mois de mai, et jusqu’au 15 novembre, Georgette et Maeterlinck se sont installés à Saint-Wandrille. Cette nouvelle résidence sera longuement décrite par Gérard Harry dans le Petit Bleu de Bruxelles des 28 et 29 septembre 1907 et en 1908 (22, 23 et 24 mars).

Georgette meuble les grandes pièces de bergères à la mode XVIII° siècle, de tabourets Renaissance. Des portières de taffetas mordoré garni de dentelle noire coupent les vastes salles. Au contraire, la partie destinée aux hôtes ne jouit d’aucun confort. Il n’y a même pas d’eau courante.
Les Maeterlinck restent locataires 12 ans, jusqu’en 1919, accompagnés d’un secrétaire et de deux ou trois domestiques. Loge également à l’abbaye M. Hottois, directeur administrateur des tournées de Georgette, qui garde ainsi la maison.
Marcel Hinfray est employé par les Maeterlinck. Sous les ordres de Mathilde Deschamps, grande brune se donnant des airs de garçon manqué, occupant le poste de gouvernante et tenant les livres des comptes, Marcel, en plus des courses à Caudebec, promène Georgette juchée sur sa dernière acquisition, son âne Cadichon. Le pauvre homme est affublé d’une livrée taillée dans un vieux costume de Maurice Maeterlinck (qui faisait deux fois sa taille). Jean, le valet, fait les courses à bicyclette, sujet d’attraction pour les villageois.
Très soucieux de sa sécurité, fusil sur l'épaule, Maurice avant d'aller dormir, fera chaque soir une ronde dans le parc, en compagnie de son chien.

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Maurice Maeterlinck en train de pêcher

Dans la journée, il "s’en allait, le fusil sur l’épaule, son chien sur les talons. Ils allaient chasser ; le bouledogue levait le gibier, mais jamais le poète n’était prêt à tirer. Il pensait toujours à autre chose ; c’était le petit carnet de poche qui se remplissait et non la gibecière." Maurice improvisait des tables de travail au hasard de ses allées et venues.
"Je sais que malgré le bonheur la jeunesse de ses journées ici, il joue à soigner les fleurs, à découvrir des sentiers dans les taillis, à cueillir des fruits, à peindre des meubles, à faire le menuisier, à pêcher surtout, il y a en lui un rouage important essentiel qui ne fonctionnant pas doit abîmer un peu son équilibre physique et moral." dira Georgette.

En octobre il souffre d'un commencement de neurasthénie et tout travail intellectuel lui est interdit. Entre des lettres de travail à son traducteur, son éditeur, Maurice Maeterlinck donne volontiers, dans des lettres à ses amis, des nouvelles de Puck son chien froussard.

Viendront leur rendre visite Réjane, Sarah Bernhardt, Lucien Guitry, Rémy de Gourmont et Marcel Proust, lors d’un voyage en automobile à la recherche des cathédrales et des abbayes, pour ses "Impressions de route en automobile" qui paraîtront dans le Figaro du 19 novembre 1907. Maurice Leblanc viendra en compagnie du docteur Maurice de Fleury. Il entretient de très bonnes relations avec Maeterlinck à cette période puisqu’il parrainera son adhésion à la Société des Gens de Lettres. (Les autres parrains étaient Victor Margueritte, Léonce de Larmandie et Georges Lecomte.) Le 9 décembre sont élus sociétaires en même temps que Maeterlinck, Paul Marmottan, Raymond Poincarré, et Clémenceau avec pour parrains Octave Mirbeau et Anatole France.

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Décembre voit les Maeterlinck regagner Grasse où Maurice va chercher à la gare dans son automobile son ami Octave Maus, invité pour un séjour à la bastide et à qui il propose de sillonner l'arrière pays si beau. Pendant cette période, il reçoit de la célèbre danseuse Isadora Duncan cette lettre : "Vous êtes le plus grand poète d’un temps dont je suis la plus grande danseuse. Un enfant né de nous serait admirable. Ne pourrions-nous pas nous rencontrer ? " Georgette ne dut guère apprécier et remit les choses en place.

***

En janvier 1908, il reçoit la partition musicale de "Sœur Béatrice", et aussitôt de répondre "Comme je suis un profane en musique, je la ferai examiner par un compositeur de mes amis pour en connaître la valeur."
A Grasse, justement à cette période, il reçoit Charles Bordes. Dans le salon du rez-de-chaussée, ce dernier lui jouera au piano la partition de Castor et Pollux que Georgette doit interpréter à Montpellier les 23, 25, 26 janvier 1908.

Maurice Maeterlinck crée "Marie-Magdeleine" (février 1908, avec publication en 1909 en allemand, en français 1913), une pièce en trois actes très inspirée par celle du dramaturge et nouvelliste allemand Paul-Jean-Louis Heyse (Prix Nobel 1910). Ce dernier avait refusé de refaire sa pièce avec la collaboration de Maeterlinck. Elle est le "…plus admirable sujet qui soit dans aucune littérature : la lutte de Madeleine pour sauver celui qu'elle aime […] si je me sentais plus de talent, ce serait le seul sujet qui me tenterait. Mais je ne me sens pas la force nécessaire."

Il dut changer d'avis assez rapidement car l'écriture de la pièce commence à Grasse en février 1908 ("Marie Madeleine va de mieux en mieux" 4.3.1908). Elle se poursuit correctement puisque le 1er et 3ème acte sont entièrement terminés le 1er mai. En septembre, à Saint-Wandrille, il recommence totalement par deux fois un acte qui ne lui plaît pas. Fin novembre une première mouture est envoyée à son traducteur allemand, mais elle sera retouchée et réellement terminée le 3 janvier 1909.

La pièce est présentée au Neue Stadttheater de Leipzig le 12 mars 1910, en russe à Saint-Petersbourg la même année. Elle est montée en langue française à Bruxelles le 12 mai 1909 et sera interprétée pour la première fois en France au Casino de Nice le 18 mars 1913 avec Georgette Leblanc et Jacques Fenoux de la Comédie Française, décors de Dethomas. Gérard Harry, l'ami et biographe fidèle du couple publie dans L'Ilustration du 22 mars 1913 un article tout à la gloire de Maurice.

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Marie Magdeleine avec G. Leblanc Théâtre du Chatelet

Puis ce drame sera joué au Théâtre du Châtelet le 28 mai 1913. "Il semble inutile de dire que Georgette Leblanc-Maeterlinck ayant la mission d’interpréter le rôle principal de l'œuvre conjugale lui a apporté une conviction et une foi sans pareilles. Elle a donné un vif relief à la figure de la courtisane, qui, raisonneuse comme Aspasie et sceptique comme Ninon, est attirée et fascinée par le mystère." (A. Aderer).

Nous trouvons dans le rôle de Silanus, Denis d’Inès et Roger Karl dans celui de Lucius Verus, ainsi que Messieurs Monteaux, Dauvilliers, Pillot, Duval, Mendaille, Mesdames Barbiéri, Albert, Colliney, Vandewen.

Dans la description des décors on croit retrouver la bastide de Grasse, portique, bassin avec jet d'eau, bancs de marbre, orangers et lauriers, terrasse, balustrades dominant la vallée, haies de lauriers clôturant le jardin.

Comme dans "Pelléas" où Maeterlinck cite "le dimanche à midi" jour et heure de sa naissance, dès les premières lignes de l'acte I il cite "le portique" pour les pergolas ; "admire, le long des pentes de Béthanie, la descente des anémones. On dirait que la terre en flamme au pied des oliviers." pour les champs d'anémones qui entourent la bastide comme ceux décrits dans "L'Intelligence des fleurs" ; "ce désert de pierres" pour Lou Peyras (les pierres) le lieu où a été édifiée "la bastide des pierres" ; puis "le dernier carrefour", celui des quatre chemins aux pieds de la bastide dernier carrefour lorsque l'on quitte Grasse ; "votre demeure est séparée du lieu où se cache le sépulcre par une haute colline et des bois d'oliviers", pour la petite chapelle "laboratoire" où Maeterlinck aime écrire, qui est séparée de la bâtisse principale au milieu des oliviers sur une butée ; "sur un quartier de roc dissimulé derrière des broussailles, d'où nous pouvions tout voir et tout entendre", la butée d'où Georgette sans être vue regardait arriver les journalistes qui voulaient importuner l'écrivain ; le seuil exhaussé de trois marches comme à la bastide.

Le 12 juin Maeterlinck quitte Paris pour se rendre en Belgique à Gand au 22, Bd Frère-Orban, puis revient à Neuilly avant de partir à nouveau pour Saint-Wandrille.

L'abbaye dans la fraîcheur estivale de la Normandie retrouve les Maeterlinck de juin à août. Comme à son habitude, Maurice Maeterlinck cueille les fruits qui font office de dessert et supervise le jardinier pour la plantation de pétunias aux senteurs de vanille et de massifs de capucines.

Constantin Stanislavski, metteur en scène et acteur russe, vient leur rendre visite pour mettre au point l’Oiseau Bleu, qu’il prépare pour le mois de septembre à Moscou. Il écrit dans ses Souvenirs : "D'abord, nous parlâmes longtemps de la pièce, du caractère des rôles, des souhaits du poète. Il fut très précis. Mais il ne pouvait se figurer comment ses indications se réaliseraient à la scène. Je fus obligé de le lui montrer par images, d'exécuter la pièce en entier, de lui expliquer certains procédés techniques. Je lui jouai tous les rôles, il saisissait mes allusions au vol. Maeterlinck se montra aussi conciliant que Tchékov. Il se passionnait facilement pour ce qui lui paraissait réussi et laissait volontiers son imagination errer dans le sens que je lui avais suggéré."

Malgré sa promesse, Maeterlinck ne se déplace pas pour la Première, préférant le calme de Grasse. Si les deux hommes s’entendent, Stanislavski note cependant dans ses mémoires : "Je ne peux dévoiler sa vie privée, car il serait indiscret de m’immiscer dans un domaine qui s’ouvrit pour moi par hasard."
Qu’avait-il bien pu découvrir de si surprenant pour se sentir obligé d’écrire cette petite phrase ?

Georgette, grande voyageuse pour la gloire de Maurice, effectue le déplacement à Moscou, où elle représente "L’Oiseau Bleu". La première a lieu le 30 septembre 1908 au Théâtre d'Art. Le 25 novembre Maeterlinck exprimait à Stanislavski "sa gratitude pour l'incomparable et géniale merveille que vous avez su faire de mon humble poème. Je savais que je vous devais beaucoup, j'ignorais que je vous devais tout."

Le 28 octobre, à Bordeaux à l’Athénée, Georgette "tout en boucles et en chapeaux." assiste à la première de "Arsène Lupin" pièce en quatre actes de Maurice Leblanc.

Automne 1908, Maeterlinck très attaché au moindre de ses deniers, ne peut s’empêcher d’intenter un procès à Henry Février compositeur de "Monna Vanna" au sujet de ses droits d’auteur. Lui qui n’aime pas la musique se prend à espérer que Rachmaninov écrive une nouvelle "Monna Vanna". Peu importe le musicien, seule l’occasion de toucher des droits d’auteur a une importance.

Le 14 décembre, Maurice Maeterlinck et Jules Renard sont les parrains de Maurice Leblanc qui devient sociétaire le 18 décembre 1908, à la "Société des Auteurs et compositeurs dramatiques" après en avoir été membre stagiaire depuis 1892. Le président est alors Alfred Capus.

***

En 1909, l'Université de Bruxelles nomme Maurice Maeterlinck docteur Honoris Causa en même temps que Verhaeren. Il y a un petit incident à la remise du diplôme entre lui et le recteur Paul Errera.

Il reçoit une nouvelle fois le Prix triennal de littérature dramatique pour les années 1909-1911.
C’est aussi l’année de publication de "L’Oiseau Bleu" chez Fasquelle.

Au mois de février Maurice doit quitter Grasse pour faire un séjour à Paris d'un mois afin d'y faire soigner une affection de l'œil, le 16 mars il est de nouveau à Grasse. Le 19 mai il part pour Neuilly où il compte rester jusqu'au 10 juin avant de regagner Saint-Wandrille.

Georgette interprète au mois de mai, au Théâtre des Arts, les rôles de Marguerite et d’Hélène dans le "Mefistofele" de Boïto. Charles Bordes, dans Musica, précise : qu'elle unit, "à l’éclat d’une voix prenante et souple, la plastique élégante d’une statue animée."

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Le 29 août 1909, le rêve de Georgette se réalise : à l’Abbaye de Saint-Wandrille est joué "Macbeth" dans la traduction de Maurice Maeterlinck. La représentation est donnée au profit des pauvres du village. Georgette, qui a commencé en juillet la réalisation de cette pièce, et qui n'a pas quitté Maeterlinck depuis plusieurs mois, ne possède pas de fonds pour ce travail. Aussi doit-elle engager les acteurs et mettre tout en route sur sa seule bonne foi pour toute fortune. Gaston Calmette, directeur du Figaro et ami de Georgette, offre la campagne publicitaire.

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Georgette sélectionne les acteurs et les figurants, puis les répétitions commencent. Elles durent un mois et, pendant ce temps les acteurs logent dans les cellules de l’ancien monastère (probablement celles du bâtiment est). D’autres sont logés chez l’habitant : Séverin-Mars, chez le boulanger M. Rabardy, Jean Balta et Prinztoïs chez Marcel Hinfray. Tous descendent au village prendre leurs repas. Les figurants vêtus en hommes d’armes et les cavaliers, touchent pour leurs prestations 10 francs ; le jeune Hinfray seulement un franc ; il imite le cri de la chouette et du chat-huant.

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Dans ses Souvenirs, Georgette écrit à son frère : "Chaque jour nous travaillons. Maeterlinck suit le texte en anglais, pendant que je lis à haute voix les diverses interprétations des traducteurs de "Macbeth". Les cartons d'invitation recommandent deux hôtels, la Marine à Caudebec et Denise à Duclair. Il est précisé que : "des voitures assureront, à 7h45, le transport des spectateurs à l'abbaye de Saint-Wandrille."

Les spectateurs, une soixantaine de privilégiés parmi lesquels figurèrent la Princesse Murat, Octave Uzanne, Louis Piérard (délégué au spectacle par Albert Giraud qui publie un article dans L’Etoile Belge), Adolphe Brisson et sa compagne Yvonne Sarcey, le poète Jacques Hébertot, le dessinateur J. Simont (dont les dessins paraîtront dans L’Illustration du 4 septembre 1909), le poète belge Iwan Gilkin, Gérard Harry et Gaston Calmette, paient leur place 200 francs-or.
Ces spectateurs répartis en cinq groupes devaient suivre l’action en des lieux différents. Les acteurs évoluaient dans les salles des XIV°, XV°, XVI° siècles, dans le réfectoire du XI° siècle, sur les créneaux, dans les escaliers, dans la cour d’honneur ou encore dans le parc aux quatorze hectares. Georgette y jouait le rôle de Lady Macbeth ; autour d’elle M. Séverin-Mars (Macbeth), M. Durec (Banquo), M. Andreyor, M. Maupré et Mesdames Cassini, Dulloir, Kalf.

Maeterlinck, qui n’aimait ni le bruit ni le monde, ne fut guère enthousiaste : "Je ne tolérerai pas davantage l’envahissement de l’abbaye ; au prochain cabot que je rencontre, je lui donne un coup de fusil." Mais huit jours plus tard il assista, caché dans le noir, à la représentation, puis écrivit : "La beauté nocturne avec ses clartés et ses magnifiques ténèbres, demeurait attachée aux vêtements, aux paroles, aux gestes, aux pensées des héros, et de cette façon les deux nuits insondables, celle de la conscience humaine et celle de la terre, se mêlaient et se renvoyaient leurs feux assombris." Ce fut un grand succès, dû au talent des artistes mais aussi à la collaboration des fidèles "chevaliers d’Ariane" (association d’une cinquantaine de personnes, créée depuis qu’ "Ariane et Barbe-Bleue" avait été jouée en mai 1907, admirateurs inconditionnels de l'œuvre et de Georgette Leblanc, qui devaient avoir assisté à un certain nombre de représentations pour être faits Chevaliers. Après l’avoir soutenue moralement dans le différend qui l’opposait à la direction de l’Opéra-Comique, ils firent là office de service d’ordre pour diriger les spectateurs.) Parmi les acteurs, Pierre Lecomte du Noüy, à l’époque étudiant âgé de vingt-six ans, ayant joué dans plusieurs théâtres d’amateurs et parfois sur des scènes professionnelles, qui allait devenir un biologiste réputé et écrire plusieurs pièces (1883-1947). Il tenait ce jour-là le rôle de Donalbam.

A la suite de cette représentation les articles de journaux ne tariront pas d’éloges mais d'autres parleront de profanation.

Le Figaro : "Ceux qui ont vécu dans l’ombre ces instants magiques ne les oublieront jamais."
Je Sais : "Les figurants étaient des gens du pays et ont montré beaucoup d’intelligence."
Le Monde illustré présisera que ces lieux évoquent exactement le château de Macbeth.
"Oui, c'est bien sur cette pelouse sauvage, entre ses arbres noirs, que les sorcières allumèrent le feu des marmites ; c'est de cette proche colline qu'est descendu aux lueurs des torches le roi Duncan escorté de ses hommes d'armes, précédé du hautbois et de la cornemuse ; c'est vers cette cour qu'il s'est dirigé, c'est devant ce perron où l'attend Lady Macbeth, sur le seuil de la grande salle qu'il a mis pied à terre ; c'est bien ce château dont il vante "la charmante situation, l'air vif et doux" et lorsque Banquo lui montre sous le faîte les "maçonneries" merveilleuses des nids des martinets, les voici qu'ils s'envolent en effet, les martinets, à l'appel du seigneur en cotte de mailles… C'est le sabot des chevaux éperonnés. C'est là-bas, dans la petite chambre qui débouche sur la salle capitulaire, que sommeille Duncan ; quel retentissement de plaintes, d'appels, de talons de bottes sur le plancher sonore, quand le crime est découvert, que sonne le tocsin, que tout le château réveillé frémit d'un effroyable fracas ! C'est par cette porte basse, masquée par un buisson, que se sont glissés au-dehors les assassins de Banquo, et c'est dans l'ombre de ces piliers en ruines qu'ils ont guetté son passage sur la mousse qui étouffait ses pas. Où donc est apparue, aux yeux épouvantés de Macbeth, la victorieuse descendance de Banquo, sinon à cette place, sous la galerie du cloître derrière la dentelle de pierre ? Tout ici est véridique, et Macbeth y sera bien lui. J'admirais, au fur et à mesure, l'ingéniosité ou pour mieux dire la certitude avec laquelle l'initiatrice de ce rêve a adapté aux diverses parties du château les scènes shakespeariennes." Georges Bourdon dans La Petite Illustration du 25 août 1909

Georgette écrira à Friedric O. Bronikowski : "Ce Macbeth fut admirable […] Tandis que Maeterlinck se tenait à l'écart d'un travail qu'il croyait volontiers irréalisable, moi, j'en suivais chaque jour le progrès, je voyais volontiers mon rêve prendre forme et dépasser bien souvent ma conception." "Saint-Wandrille n'a été fait que pour Macbeth".

 

 

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Le sculpteur Godefroy de Vreese expose à cette époque une Thaïs qui reproduit les traits de Georgette. Devant le succès, des contrefaçons en plâtre surgissent sur le marché ; le tribunal est obligé d’intervenir.

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Buste de G. Leblanc fait par Arthur Craco en 1897

Fin octobre Maurice Maeterlinck part pour Neuilly, puis pour la Belgique chez sa mère et ce jusqu'au 2 novembre.
On retrouve les Maeterlinck en décembre à Grasse après une courte absence pour assister à Londres le 12 décembre à la première de "L'Oiseau Bleu".

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***

1910 est l’année des soirées triomphales à Londres au Théâtre du Haymarket de "L’Oiseau Bleu". A la veille de la répétition générale, on répétait encore dans les coulisses. Dans les clubs artistiques on disait : "Ce pauvre Haymarket ! quelle tape, demain ! Mais aussi quelle idée bizarre : on ne joue pas du Maeterlinck pour faire de l’argent, et c’est folie que de dépenser plus de 150.000 francs de mise en scène, pour une pièce qui n’aura tout au plus qu’un succès d’estime, ce qui n’a jamais nourri son homme." La répétition générale fut une révélation qui couvrit de confusion tous ces pronostiqueurs.

"A la répétition générale, Maurice Maeterlinck, qui ne s’attendait pas à une pareille aventure, était assis avec sa charmante femme, Madame Georgette Leblanc, au premier rang des fauteuils de balcon, à côté du poète Trench... et... lorsque le rideau tomba, les spectateurs de l’orchestre se levèrent, le reste de la salle suivit l’exemple, et ils lui firent une ovation délirante. Maeterlinck, tout confus, timide et rougissant, s’esquiva le plus vite possible, distribuant, un peu au hasard, des saluts et des poignées de mains."

Aussi, le soir de la première (8 décembre 1909), il préféra rester chez son ami Alfred Sutro loin de la foule. Miss Enid Rose interprétait

La Lumière, entourée par M. Norman Page, Mrs Saba Raleigh, Miss Olive Walter et Stephen Thomas.

Le lendemain de la première, la presse anglaise loua avec une unanimité surprenante l'œuvre et ses interprètes ; M. Walkley, l’éminent critique du Times, écrivit un de ses meilleurs articles. A cette lecture, la foule alla se presser devant les guichets toute la journée jusqu’à l’heure de la représentation, dans l’espoir d’obtenir une place. Le succès va grandissant. Si l’atmosphère politique de l’époque est morose à Londres et les salles de spectacles vides (du fait que la bonne société passe les mois de décembre et janvier soit à l’étranger sous le soleil de la Méditerranée soit dans ses châteaux), seul le Théâtre Haymarket fait salle comble en matinées et soirées avec une location de plusieurs semaines d’avance jusqu’au 19 février. Le 7 juin, on célèbre la 250ème, puis le 6 septembre 1910 la troupe part en tournée en province pour ne revenir à Londres qu’au Noël suivant. "L’Oiseau Bleu" devint non seulement la mascotte de ce théâtre, mais on se mit à vendre de "L’Oiseau Bleu" en jouet d’enfants, en bijoux et en articles en tous genres, comme on l'avait fait lors de la folie des corsets et chapeaux "Monna Vanna".

"L’Oiseau Bleu" sera représenté en Amérique le 1er octobre 1910 au New Theatre de New-York.

 "Pelléas et Mélisande" est représenté en Angleterre cette année là avec succès et le sera de nouveau à Londres en 1930, 1932, 1937.

 En avril et mai 1910, Maeterlinck est encore à Grasse. En avril, la Compagnie de Georgette part en Italie pour représenter "Monna Vanna" dans différentes villes dont Rome le 24, puis Venise. Toujours en avril 1910 Georgette Leblanc donne deux conférences à l’Artistique de Nice : "La femme au théâtre" et "Les chansons de Maeterlinck".

Le 12 juin Maeterlinck est à Paris, puis en Belgique du 16 au 19 juin.

L’été se passe toujours à Saint-Wandrille, et le 29 août 1910, Georgette renouvelle l’enchantement de l'année précédente en jouant "Pelléas et Mélisande". Georgette voulait confier le rôle de Pelléas à Sarah Berhnardt, mais la santé de celle-ci empêcha ce projet. Ce lundi a lieu une représentation de "Pelléas et Mélisande" où Georgette joue le rôle de Mélisande, entourée de M.René Maupré (Pelléas), M. Durozat (Golaud), M. Séverin-Mars (Arkel), Mlle Even (la reine Geneviève). Albert Wolff dirige la musique de Gabriel Fauré. Il ne devait y avoir que vingt-cinq spectateurs payant une souscription de deux cents francs, versée à une œuvre de bienfaisance, mais face à la demande, Georgette laissa la foule profiter du spectacle, à l’abri sous des tentes à cause de la pluie.

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Maeterlinck fut "enthousiaste", "ce qui ne l’empêcha pas, à la fin de la générale de tirer un coup de fusil en l’air pour que tout le monde aille se coucher plus vite."
Georgette Leblanc voulait que l’Abbaye devînt le Bayreuth français, un conservatoire maeterlinckien !
Comoedia consacre à la représentation des articles et des photographies. Dans L’Ame Normande, Jacques Hébertot écrit : "On a tout dit de cette admirable manifestation. Les grands journaux du monde entier ont crié leur admiration pour cette orientation nouvelle et unique de l’art du théâtre... Nous avons admiré et salué bien bas cette fée de chez nous qui règne, l’été, en pays de Caux et qui, pour le plaisir de quelques fervents privilégiés, donne une fois l’an, un coup de baguette magique." Georgette avait écrit à son frère Maurice : "Je vais organiser Pelléas à l’abbaye ! J’y pense jour et nuit... C’est difficile et passionnant, car Pelléas se refuse aux réalités bien plus que Macbeth. Il me faudra changer, ajouter, compléter, pour créer l’atmosphère et que le rêve ne s’arrête pas. Maurice me laisse toute liberté. "
Plus tard, elle écrit de nouveau à son frère : " Proposition intéressante de Guitry et de Réjane qui étaient là. Malheureusement, Maurice n’ouvre pas la bouche ; je vais être obligée de répondre qu’il est absent. Ah ! la terrible plaie de la terre, c’est le caractère de la plupart des humains. Cela me terrifie. Quel est ce mal qui fait que tout à coup, sans raison sérieuse, le cœur qui aime est fermé, l'intelligence n'entend plus rien, et une sorte de force aveugle pousse des êtres les uns contre les autres ? "
Parmi les spectateurs privilégiés on retrouve Marcel L’Herbier, Lucien Guitry et Réjane.

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Lettre de Georgette Leblanc

Le 22 août Maeterlinck signale à son traducteur allemand qu'il vient de terminer un nouvel acte pour "L'Oiseau Bleu".
Toujours en 1910, un texte "J.H. Fabre" paraît d’abord en anglais dans The Forum, puis est repris en français dans "Vers et Prose". Les "Morceaux Choisis" paraissent également avec une Introduction de Georgette Leblanc.
 

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De nouveau en novembre et pour quatre semaines Georgette retrouve Moscou et "L’Oiseau Bleu" laissant encore Maurice seul.

Il fut un moment question de l'élection de Maurice Maeterlinck à l'Académie Française, mais cela eût exigé sa naturalisation. C'était un cas "de conscience", car si Maeterlinck acceptait, il mettait les honneurs terrestres au-dessus des valeurs morales. Dans une lettre à Gérard Harry du 9 octobre 1910 il précise : "Le fameux cas de conscience a d'ailleurs été fort défiguré par le brave reporter du Matin qui, grave comme un archevêque, a complètement négligé le sourire sceptique et amusé qui enveloppait tout ça comme il sied."

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Janvier 1911 Georgette est à Paris et fait répéter "L'Oiseau bleu".

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En France, cette féerie est joué pour la première fois le jeudi 2 mars 1911. Elle reçoit au Théâtre Réjane un accueil tout aussi triomphal qu'à Londres, et Georgette y est merveilleuse dans le rôle de La Lumière. La presse française est unanime dans l’enthousiasme. "L’Oiseau Bleu" a été apprécié du public tant pour sa valeur philosophique, que sa poésie, sa mise en scène et son interprétation.

Dans la distribution nous trouvons : Mme Daynes-Grassot (Grand’Maman Tyl), Mme Barbiéri (La Fée Bérylune), Mlle Clarel (La Nuit), M. Maillard (Grand-Papa Tyl), M. Garry (Le Temps), M. Séverin-Mars (Le Chien), M. Stephen (Le Chat), les enfants M. Delphin et Odette Carlia, Messieurs Sydney, Fugère, Barré, Mesdemoiselles Diris, Rousseau, Renée Dahon ainsi que toute une troupe d’enfants, au total cent personnes. La mise en scène est de M. Elias Satz.

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Croix rouge = Renée Dahon / Croix blanche = Georgette Leblanc

Ce fut "un enchantement"que le cinéma américain dès 1918 voudra reproduire par le film "The Blue Bird". En 1940 on verra la sortie d'un remake avec Shirley Temple, puis une nouvelle production en 1976.

Georgette écrira également un livre sur "L’Oiseau Bleu" traduit en anglais et seulement publié en Angleterre en 1913.

 

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Maurice MAETERLINCK
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