8 - GRASSE ET ST WANDRILLE (1906)

Georgette dirige le théâtre des Mathurins, elle y joue "La Mort de Tintagiles". La représentation du 4 janvier 1906 a lieu en présence de La Duse et de Mary Garden.

La Mort de Tintagiles avec Georgette leblanc Aux Mathurins 1906

André Gide, qui le 4 janvier y a rencontré Georgette et Maeterlinck, note dans son journal "Inintérêt complet du visage de Maeterlinck", et sur Georgette, "Assez peu éclairée pour qu’on n’eût pas à souffrir de la grosseur des traits de son visage, de l’aspect indiscret de toute sa personne, ma foi j’accorde qu’elle se mettait en valeur assez bien."
Dans le Mercure musical du 15 janvier, Colette consacre un article à la pièce. Colette Willy fera partie du spectacle à la demande de Georgette, faisant ses débuts dans le rôle d’un faune pour un mimodrame de Francis de Croisset et Jean Nouguès : "Le Désir, l’amour et la chimère" donné en première partie de la pièce de Maurice Maeterlinck au théâtre des Mathurins. Colette décrira Georgette "éblouissante et nue dans sa robe."

"Monsieur Maurice Leblanc, Homme de Lettres, a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Madame Marguerite Wormser, Janvier 1906. 8, rue Crevaux, avenue du Bois de Boulogne". Georgette et Maurice Maeterlinck assistent le 31 janvier au nouveau mariage de Maurice, d'autant que Maeterlinck est le témoin du marié.

Maurice Maeterlinck, depuis le mois de février, continue d’explorer la Côte d’Azur qu’il parcourt à motocyclette afin, dit-il à son traducteur allemand Friedrich von Oppeln-Bronikowski, d’y chercher une modeste villa où passer quelques semaines chaque hiver. Le 20 février il l'informe également qu'il a fini la version définitive de "L'Oiseau Bleu". Maurice Leblanc connaît très bien la région depuis 1890. Sa première fille Marie-Louise y est née, à Nice le 28 novembre 1890, 18 rue Alberti.

Maurice Maeterlinck part de Paris le 22 avril vers ce midi qu'il apprécie de plus en plus. Le 30 avril 1906, il achète à Maître Marcy (famille d’avocats et procureur), à Grasse la villa "Les Quatre Chemins" au quartier de St Jean du Peyrard, pour la somme de quarante mille francs en l’étude de Maître Conte à Grasse. Ceci en très grande partie grâce à l’héritage reçu à la mort de son père. Pour la première fois le couple habite dans une maison payée par Maurice.

Grilles de la villa des 4 chemins aujourd'hui disparues

Si à cette date, l’acte notarié porte seulement la mention "Monsieur Maurice Maeterlinck en est l’acheteur", il est très intéressant de noter que sur l’acte de vente du 23 février 1917 (Etude de Maître Costa) il sera spécifié que "Maurice Maeterlinck est marié avec Georgette Leblanc en Angleterre suivant les formes usitées dans ce pays."

Maurice Maeterlinck se serait donc bel et bien marié une première fois, entre 1906 et 1917, et avec Georgette Leblanc. A moins que ce ne soit entre une période plus étendue : le 22 décembre 1901 et le 23 février 1917.

Que restait-il de la déclaration de Georgette sur le mariage : "Je ne trouvais pas dans l’histoire un seul homme qui ait été rehaussé par la vie conjugale. A mes yeux, c’eût été embourgeoiser la divinité de mon poète et aussi notre bonheur." A-t-elle profité de la loi du 18 avril 1886 qui rendait la conversion d’une séparation de corps en divorce après trois ans de séparation ? C’est fort possible.

Acte notarié d'achat de la Villa les 4 chemins de Grasse

La propriété de Grasse de 3 hectares et 65 ares, comprend outre la "villa les quatre chemins", une chapelle, des bâtiments de ferme et des terrains plantés d’oliviers et de jasmins, un jardin potager et un verger. Là mourut en 1899 Fernand Xau, ancien fondateur et directeur du "Journal" selon Georges Maurevert. Certains écriront à tort que Fernand Xau fut propriétaire de cette bastide. Après vérification des actes notariés, cela s'avère inexact.

On trouve trace de ce terrain dès 1558 dans le cadastre sous l’appellation de "Lou Peyras" (Les Pierres). Ce nom vient des pierres que l'on rencontre dans son voisinage. Il se situe entre le chemin du Moulin de Brun ou de la Marigarde et le chemin du Carre. S'il appartient à la famille de Pierre Isnard en 1682 comme partie de vigne et olivette, il passe dans la famille Boulay par acte du 14 septembre 1686, et dès 172O le terme de bastide est associé à la terre faite de vignes, oliviers et arbres fruitiers. Suivent les actes de propriété de 1738, puis de 1754, et 1791. De la chapelle St Jean, nous saurons qu’elle existe déjà en 1679 puisqu’elle fut visitée par l’évêque de Grasse dans le cadre de ses visites pastorales à cette date. Cette chapelle St Jean du Peyrard apparaît en 1791 sur le cadastre comme propriété au nom du chaudronnier Pierre Girard ; elle a été acquise comme Bien national.

En 1810, d’après le cadastre napoléonien, le domaine s’est agrandi pour faire une parcelle de 3,66 h., par le mariage entre Anne-Henriette Comte et Henri Sauveur Boulay, négociant. Cette bastide et ses terres, par succession en 1844, passeront entre les mains d’Elisabeth Honorine Boulay veuve Marcy, puis en 1892 à son fils François Marcy. Elle restera alors dans la famille Marcy jusqu’en 19O6, date de l’achat par Maurice Maeterlinck.

Liste des différents propriétaires (cliquez sur la photo pour une meilleure lecture)

La famille Comte donnera en Dominique Comte un maire à Grasse en 1848 et député en mai 1849.
La famille Boulay comptera de 1837 à 1846 un membre de la Chambre des Députés
La famille Marcy est une vieille famille grassoise, ayant eu Jehan Marcy à la tête de l'administration de la ville en 1612, Anthoine Marcy docteur en médecine 1er Consul en 1634, Scipion Marcy docteur en médecine 1er consul en 1699, Anthoine Marcy avocat au parlement 1er Consul en 1785. Nous trouvons également un Marcy maire de Grasse en 1896.

Cette bastide se dresse dans la partie supérieure d’un petit domaine fait de terrasses plantées d’oliviers et de vignes. Un chemin prolongeant celui qui mène à la bâtisse traverse le jardin et se poursuit jusqu’à une chapelle. Au centre du terrain, une écurie, un grenier et une aire formaient l’annexe agricole. La construction de cette bastide comprendrait quatre périodes de construction. La première daterait probablement du XVII° siècle : elle comprenait la partie ouest du corps central et l’escalier ; elle s’élevait déjà sur trois niveaux et possédait un toit à double pente. Puis un réaménagement du XVIII° siècle lui donnera un plan plus symétrique de part et d’autre de l’escalier. Postérieurement à 1810 on découvre la construction prolongée de quelques mètres vers l’est. Cette annexe est couverte par une terrasse plate. Elle n'existe plus et a été remplacée par un toit à une pente. Le bâtiment accolé à l’est à toit à double pente, date de la première moitié du XX° siècle.

Maurice Maeterlinck écrit le 14 mai à Van Lerberghe : "Me trouve pour le moment à Grasse dans une sorte de vieux petit château provençal que je viens d’acheter et qui se trouve au milieu du plus merveilleux pays du monde, pays de fleurs, de montagnes et de golfes d’azur." De là, il continue de correspondre et travailler avec Doudelet aux décor de "L'Oiseau Bleu" qu'il veut imposer aux russes et américains intéressés par la féerie. Il s'inquiète quant à sa traduction en Italien : "En effet, cet Oiseau Bleu qui n'a l'air de rien, est en réalité plus difficile à traduire qu'une page de philosophie".
Van Lerberghe dit : "Maeterlinck m’a écrit de là (de la Côte d’Azur) que c’est le paradis, un endroit merveilleux, inimaginable, où il rêve de finir ses jours. Là, sous de riantes pergolas à l’italienne, il s’est constitué une retraite inviolable où le mistral est chargé de parfums de millions de fleurs qui l’entourent. Il s’est aménagé des "laboratoires de littérature" dans une ancienne petite chapelle abandonnée, ou à l’intérieur de la maison, ou sur une terrasse ensoleillée d’où ses yeux se lèvent sur les cimes des Alpes ou des toitures rousses émergeant des champs d’oeillets. En ce lieu, il résiste aux sollicitations de ceux qui lui suggèrent des thèmes spéciaux, lui réclamant une préface, un article de journal sur telle question particulièrement actuelle. A n’importe quelle condition l'œuvre sur commande lui répugne autant que la fleur artificielle. Il résistera au despotisme du tabac en ne fumant plus la pipe, cette dernière deviendra alors, la compagne inoffensive de ses moments d’écriture."

Grasse la gare et la ville

Dans "L’art, le boulevard et la vie", Georges Maurevert décrit son entrevue avec Maurice Maeterlinck : "Ce matin, au sortir de la gare de Grasse, un homme qui attendait auprès d’une automobile, vint à ma rencontre. Il avait l’air, avec son costume gris de sportsman, sa casquette d’entraîneur, son épaule athlétique, sa rude face glabre et plutôt colorée sous les cheveux gris-cendre ou blancs coupés ras, d’un solide fermier anglais du comté de Surrey. Il me tendit cordialement, avec un bon sourire, une forte main de travailleur, aux ongles courts, rongés par les acides. C’était le métaphysicien du "Temple enseveli", Maurice Maeterlinck. […]
On pénètre dans la propriété par une étroite allée bordée d’une double haie de roses pourpres. Contournant un petit bassin où s’épivarde, sans ambition, un mince jet d’eau, l’auto s’arrêta devant une commode et plaisante villa à l’ancienne, au toit surplombant les murs blancs baignés de soleil. […]

Quel pays !" murmurait Maurice Maeterlinck, en contemplant par-dessus la mer d’oliviers qui s’étend sous nos yeux, les montagnes et la plaine de Grasse… "Regardez-moi l’azur à la fois tendre et profond de ce ciel !… Il vous semble que tout ce paysage vous rentre dans la gorge."
Pour lui "La nature du Midi rassemble, harmonise, clarifie et met au point tout ce que les sens et l’esprit peuvent avoir d’instable, dispersé. Un olivier centenaire enseigne, moralise et persuade aussi bien que le plus vert des philosophes."

Il existe aux archives du Musée de Gand quelques lettres qui traitent de Grasse en date des 20 février1906, 5 juin 1906, 16 juin 1906, 2 juillet 1906 à Friedrich von Oppeln-Bronikowski ; 14 mai 1906 à Van Lerberghe ; 22 avril 1906 à Doudelet ; 13 janvier 1907 et 25 mars 1908 à Gérard Harry ; 25 décembre 1920 à Henri Van de Putte ;

Cette bastide est revendue le 23 février 1917 à Emile Delvaux, hôtelier belge qui ne la garde qu’un an. La guerre arrivant à son terme, il la revend le 6 juillet 1918 à Pierre Hugues, industriel niçois propriétaire des biscuiteries du même nom à Nice. Ce dernier la possède jusqu’au 7 novembre 1931, lorsqu'il la vend au vicomte Robert Picot De Vauloge. Laissée à l’abandon par la famille du vicomte, qui s’est installée aux U.S.A., elle est rachetée par un groupe immobilier en 1980, puis du fait d’une ZAC (Zone d’aménagement concerté), une partie de cette propriété de plus de trois hectares devient un lotissement, une autre un restaurant à enseigne américaine, et ce qui reste du terrain, avec la bastide, est donné à la ville de Grasse. L’Etat et le Conseil général, ainsi que la ville de Grasse, participent à la restauration de la bâtisse à raison de 2 millions de francs. Elle devient L’Ecole Méditerranéenne des Jardins et du Paysage en 1993.

La chapelle délabrée du temps de la gestion de la Municipalité de Grasse

Maurice Maeterlinck devant la chapelle (Numéro spécial de L'Illustration Economique et Financière)

En ces lieux peut-être mieux qu’ailleurs, l’âme de Maurice Maeterlinck peut retrouver un peu du bonheur de l'enfance, comme à Oostacker. Au milieu des fleurs, des arbres et des senteurs, la pérennité du travail de "L’Intelligence des Fleurs" peut appeler le respect d’étudiants ayant le même amour de la nature et de son devenir.
Qui, avant Maeterlinck, avait dans cette bastide l’amour des fleurs au point de savoir que la Scabieuse pourpre est introduite dans notre pays en 1629, que la Pensée qui orne nos jardins paraît en 1613, que la Tulipe nous est venue de Constantinople au XVI° siècle, que l’anthémis (ou Marguerite arbre) n’est cultivée que depuis 1699 ? Maeterlinck a écrit de très jolies pages sur l’arrivée du printemps à Grasse.

Malheureusement cette bastide sera à nouveau bouleversée dans sa structure et dans sa mémoire. Au lieu de devenir le seul musée Maurice Maeterlinck en France, elle deviendra une crèche.

Alors qu’il demeurait à Grasse d’avril à fin juin 1906 dans cette bastide, il fit attendre plusieurs jours un journaliste américain. Georgette devait prétendre que le maître était malade. Si le journaliste survenait à l’improviste elle devait se servir d’un mot de passe : "Danger". Maeterlinck allait alors se cacher et fumer sa pipe dans le parc. Mais un jour, elle dut s’absenter et lorsqu’elle revint, elle vit sur la table deux couverts, verres et tasses. Maurice Maeterlinck avait non seulement reçu le journaliste, l’avait invité à déjeuner, mais encore était parti faire une promenade en voiture avec lui.

Maurice Maeterlinck sillonnait l’arrière pays avec sa motocyclette. Pour une promenade au village de Gourdon, Georgette, préférant la bicyclette, dut partir trois heures avant lui afin de le retrouver à l’heure du déjeuner. Maurice partait souvent seul au début de l’après-midi pour ne rentrer que tard le soir. Après avoir croisé des troupeaux de moutons noirs aux yeux bleus et aux fronts bombés que l’on rentrait à la bergerie, au bout d’une allée bordée de roses tranchant sur la façade blanche, il retrouvait la porte de couleur verte derrière laquelle Georgette, souvent inquiète, l’attendait.

Près du puits explosent les couleurs violettes des sauges, tandis que sous une touffe de lauriers roses, d’autres pieds de sauges se teintent de blanc irisé d’un lilas pâle. Dans le parc se mêlent les mûriers de Chine, les arbres de Judée, les pruniers sauvages, les vignes, les cèdres, les pins parasols, les cyprès.

Les propriétaires de cette bastide, entourée des senteurs de roses couleur d’aurore et de jasmins vêtus d’étoiles blanches, ne donnent aucun renseignement sur les noms de ces rosiers pourpres, ni sur le jardinier qui a pu les planter et les entretenir pour leur bonheur. Quels étaient les rosiers qui couraient et s’épanouissaient sur les doubles pergolas que Maeterlinck avait fait installer, qu’il avait lui-même peintes en vert et qui donnaient sur le jardin plein d'oliviers et de cyprès ? Ce jardin avait-il une couleur dominante ? Etait-il façonné en fonction d’une harmonie de parfums ? Ou était-il seulement un mélange hétéroclite de parterres organisés et de parties incultes servant de laboratoire où se mêlaient orchidées sauvages (telle la Loroglosse à odeur de bouc dans l’olivaie) et toutes sortes de sauges ?

Cyriel Buysse dans son livre de 1913 "Per auto" (En automobile) raconte, entre autres choses, son voyage en novembre 1906 avec les Maeterlinck vers le midi. Au bout du voyage ils arrivèrent à Grasse, où Buysse passa quelques jours. Voici sa description du jardin. (Le texte en italique est en français dans le texte.)

"Dans le crépuscule d'or nous nous promenions. Le terrain a environ quatre hectares et s'étend en terrasses, descendant par paliers sur une pente. Au loin d'autres montagnes, plus hautes, l'entourent de tous les cotés. Autour de la maison il y a un jardin idyllique. De là une allée large descend vers la vallée, et à gauche et à droite, de terrasse en terrasse, s'étend une forêt de vieux oliviers, tordus et noueux, dans une pelouse douce et verte plein de violettes odorantes. Plus bas se trouvent les champs de rosiers, plus bas encore les tubéreuses et les jasmins. Un peu de coté, à demi cachée par les arbres, se trouve la ferme, 'le mas' d'Antonin et Théréson. Partout il est agréablement frais, doux et délicieux. C'est un des endroits les plus merveilleux que j'ai jamais vus, et maintenant je comprend ce que Maeterlinck m'a dit avant de partir:
- Tu verras, c'est ce qu'on peut trouver de plus ravissant dans tout le Midi. J'ai cherché pendant tout un hiver le long de la côte d'Azur, avant de découvrir cela. (en français dans le texte)"

Notes sur les parfums et l'Art du jardin - Petits carnet de Maurice Maeterlinck

Lorsque Georgette joua à Nice au Casino "Quand nous nous réveillerons d’entre les Morts" d’Ibsen, Maurice Maeterlinck et le bouledogue Golaud l'attendaient à la gare pour rentrer en voiture aux "Quatre Chemins". Ce chien laissa un souvenir attendri aux chiennes du village de Grasse, mais comme il volait les fromages et les pâtés chez les commerçants, il alla en fourrière deux fois. Maeterlinck dut payer, tout en promettant qu’il attacherait son chien vagabond car s’il était repris il serait abattu.

Maurice Maeterlinck et Golaud vu de dos.

Maeterlinck quitte Grasse à la fin juin et va passer une dizaine de jours à Gand auprès de sa mère, pour retourner ensuite le reste de l'été à Gruchet-Saint-Siméon. Il y restera jusqu'à la fin septembre. Georgette montre à Maeterlinck la vieille abbaye normande de "Saint-Wandrille" près de Caudebec en Caux. Elle fut fondée en 629 par Saint Wandregis, disciple de Saint Colomban, avec l'aide financière de Clovis II. Elle fut incendiée en 1250 puis reconstruite partiellement aux XIV°, XV° et XVI° siècles. Elle souffrit des guerres de religion, fut détruite à la fin du XVI° siècle par les Huguenots, à nouveau peu à peu réédifiée durant le XVII° siècle. L'église fut laissée à l'abandon à la Révolution, puis se détériora jusqu'en 1832. Elle fut alors "améliorée" par le Marquis de Stackpool qui y venait pour de longues retraites. Elle fut évacuée en 1901 par 40 Bénédictins à cause de la loi sur les congrégations. (Voir notes : Historique de l'abbaye)

L'abbaye représentait pour Georgette un souvenir d’enfance puisqu’elle l’admirait déjà lorsqu’elle passait ses vacances non loin, au château de Jumièges avec ses parents. Elle se rendait au château, propriété d’un oncle et d’une tante, Charles et Ernestine Brohy, avec son frère et sa sœur en calèche. Là, les enfants apprirent à aimer les vieilles pierres en visitant les ruines de l’Abbaye de Jumièges, "la salle des gardes, le cloître, l’église St Pierre, les souterrains, le tombeau d’Agnès Sorel" (maîtresse de Charles VII). Ils pousseront plus loin leurs excursions dans la vallée de la Seine jusqu’aux ruines gothiques de l’Abbaye de Saint-Wandrille.

Georgette et Maurice Maeterlinck télégraphient à Jehanne et Fernand Prat : "Evénement sensationnel, sommes à Caudebec, avons besoin de vous voir, venez d’urgence." Ils arrivent au plus vite pour retrouver Maeterlinck et Georgette, au restaurant de la mère Blanquet, qui leur annoncent leur intention d’acheter l’Abbaye de Saint-Wandrille. La vente doit avoir lieu le 18 septembre 1906. Maurice et Georgette veulent les conseils des Prat.
En effet, le tribunal de La Flèche, à la requête du liquidateur, en avait ordonné la vente, par jugement du 1er mai et en fixait la date au mardi 18 septembre 1906, en l’étude de Maître James, notaire à Caudebec-en-Caux. La mise à prix était de 60 000 francs. Une affiche annonçant cette vente était apposée sur les murs, dans les différentes communes du canton. Elle fut même insérée dans le Réveil d’Yvetot, assortie d'une description précise.

Michel Georges-Michel dans "Un demi-siècle de gloires théâtrales" laisse entendre que c’est le poète André Fontainas qui avait signalé l'événement au couple.

L’abbaye mise en vente, les Bénédictins voulurent la racheter. Dom Joseph Pothier, abbé de Saint-Wandrille, fit publier un avis au public annonçant que toute personne achetant les lieux sans avoir reçu préalablement l’autorisation du Saint-Siège serait excommuniée, excommunication transmissible aux propriétaires ultérieurs. Ils chargeaient M. Chappée, industriel havrais, de faire l’achat en leur nom, suite à un entretien avec le Pape, le 4 décembre 1905.
La vente eut lieu au jour dit, mais au profit du Docteur Joachim Carvallo, pour 127 526,09 francs. Cette acquisition avait été faite en vue de l’installation d’un sanatorium. Monsieur Chappée, le 24 septembre 1906 porta une surenchère par une déclaration au greffe du tribunal civil de La Flèche. Une deuxième vente eut lieu le 20 décembre 1906, avec parmi les acheteurs un "certain richissime Américain, un certain Tunisien", et Maeterlinck.

Maeterlinck pensait donc l’acheter, mais craignait, dit-on, les conséquences d’une excommunication. Aussi entra-t-il en négociation avec M. Chappée. Maurice renonça à l’achat mais, en compensation, demanda un bail de location d’une durée exceptionnelle de dix-huit ans avec faculté de reconduction pour une période de neuf ans. Chappée obtint l’abbaye le 22 décembre 1906 pour la somme de 190.000 francs et établit une promesse de bail à Maeterlinck (sans en demander l’autorisation aux Bénédictins) pour un loyer de 6.000 francs. Cette promesse devint un contrat le 30 novembre 1907, au grand dam des moines.
Ce qui était un rêve pour Georgette devint réalité par l'habileté de Maurice. Georgette parla à tort de bail à vie ; Maurice sauva ainsi l’abbaye du vandalisme au moment où elle allait tomber aux mains d’un syndicat industriel pour être convertie en fabrique de produits chimiques. Depuis le VI° siècle cette abbaye avait été détruite et reconstruite plusieurs fois. "Il est féerique de se promener ainsi à travers les siècles et les styles : on allait d’une chapelle de l’an mille à la grâce d’un salon XVII° siècle."

La porte "Abbaye Fontanelle"

En fait, au-delà de la première porte, de style baroque sur laquelle on lit l’inscription "Abbaye de la Fontanelle" (du nom de la petite rivière qui traverse le parc), on peut voir une autre porte de style Louis XV qui ouvre sur une ample terrasse. L’abbatiale du XII° siècle ruinée par la Révolution a gardé une grandeur désolée. Le cloître aux ogives surbaissées, l’immense réfectoire, les arches romanes, la grande cuisine, les salles vastes, les escaliers gigantesques, le tout entouré 14 hectares de prairies et de bois, lieux de solitude et de promenades, tout cela plaît à Maurice Maeterlinck.

Le couple loge dans les bâtiments du XVIII° siècle, situés dans la partie ouest du monastère, c’est-à-dire l’hôtellerie et l’infirmerie du temps des Mauristes. Les lieux furent dotés du confort par le marquis de Skalkpool, bienfaiteur des moines, qui vécut en ces lieux longtemps avec eux sans pour autant entrer en religion. L’écrivain avait installé son bureau dans la pièce qui était auparavant une salle de conférence. La salle à manger prit place dans le réfectoire, devant la cuisine. L’oratoire devint le salon. Tous les appartements, y compris le Chapitre, furent peints en blanc.

Georgette a trouvé en ce lieu, "la réalisation des châteaux imaginaires dont le poète encadra l'aventure des Maleine, des Mélisande, des Alladine, des Ygraine. Rien ne manque au décor. Les ruines que baigne la rivière, la fontaine, le jet d'eau, les terrasses, les corridors innombrables, les portes monumentales, les bois séculaires, le cloître, la chapelle et les souterrains."

D’octobre à décembre, Maurice Maeterlinck retourne à Grasse où il veut emmener Van Lerberghe : "Je vais tâcher - dès qu’il se pourra faire - de l’amener avec moi, dans ma maison de Grasse, achever sa convalescence au soleil."
"Ici, aux bords toujours tièdes de la Méditerranée, cette mer immobile et qui semble sous verre… les fleurs de toutes saisons y baignent dans l’air bleu d’un éternel été."
Cette année est une période de grand surmenage pour Georgette. C’est aussi l’année où, portant un enfant de Maeterlinck, elle se voit contrainte d’avorter entre les mois de février et mai, pour ne pas gêner Maurice mais aussi pour pouvoir continuer à travailler, pour vivre et participer à l’entretien du ménage.

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